mercredi 8 mai 2013

Mon extrait préféré, car tellement VRAI!


Je suis en train de relire Les Éveilleurs avec mes élèves, et je suis retombée sur un extrait qui m'avait déjà tapé dans l’œil à ma première lecture. 
Je ne résiste donc pas à l'envie de vous le faire découvrir! Un joli moment de féminisme et de justesse!



Le visage de Blaise s’éclaira, il tenait sa conclusion :
-Il semblerait que les hommes ne sachent pas faire deux choses à la fois.
Sa satisfaction fut de courte durée. Chandra le regardait, écœurée.
-Tu crois m’avoir avec cette fausse humilité ? Qu’est-ce que tu insinues ? Que la nature des femmes les porte à tenir plusieurs rôles et que celle des hommes les en dispense ? Crois-tu seulement qu’elles aient le choix ? Pardonne-t-on à une femme qui n’est pas une « bonne mère » si par ailleurs elle est chasseresse ou bâtisseuse ? C’était peut-être le cas dans vos fameux « temps d’avant », mais c’est oublié depuis belle lurette,  en tout cas dans les trois vallées ! Les femmes qui veulent faire autre chose qu’élever des enfants sont mal vues. Alors la plupart se débrouillent pour tout concilier, au risque d’être toujours insatisfaite.
Blaise la dévisagea comme s’il la voyait pour la première fois.
-Mais, toi, Chandra, tu es avant tout une mère, non ?
L’irritation de Chandra monta d’un cran.
-Féconde Déesse, comment peut-on être aussi stupide ? Je ne suis pas « avant tout » une mère. Il n’y a pas de « avant tout ». Il y a « tout ». Une femme, une mère, une fille, une sœur, une maîtresse, une cuisinière, une intendante…Tout à la fois ! La difficulté se situe exactement là, car personne ne peut tout faire bien tout le temps. C’est un équilibre impossible…
Chandra avait prononcé la dernière phrase d’un ton amère qui ne lui était pas coutumier. Elle se reprit et lança férocement :
-Et les hommes sont si orgueilleux qu’ils n’essaient même pas !
-Quoi ? Que n’essaient-ils pas ? Demanda Blaise, un peu perdu.
-De faire plusieurs choses à la fois ! Par peur de mal faire, de ne pas y arriver, par orgueil ou par habitude. C’est bien dommage, parce qu’une chose en alimente une autre : si tu avais été un père pour Ugh, tu aurais également fait un meilleur précepteur pour les jumeaux, et vice versa. Tout se tient, tout avance ensemble si on le désire.
-Si on le désire, répéta lentement le Mandarin.
Il était abasourdi. Il n’avait jamais imaginé que Chandra puisse ne pas être satisfaite de sa vie. Elle était toujours si pleine de gaieté, si active.
-Tu es heureuse d’être mère n’est-ce pas ?
Chandra sembla sur le point d’exploser.
-Par les couilles de la Déesse, ne comprends-tu vraiment rien à rien ? Oui, je suis heureuse de l’être plus heureuse que je ne saurais le dire. Je ne peux pas imaginer ma vie sans cet amour-là. De ma part, c’était un choix que je réitère chaque jour avec joie. En revanche, je ne me souviens pas d’avoir choisi de l’élever seule, cet enfant.
-Pas tout à fait seule, tout de même… Bafouilla Blaise. Ugh a reçu la même éducation que les jumeaux et…
Chandra ne laissa pas terminer sa phrase.
-Je ne te parle pas d’enseignement. Sans désir, il n’y a rien, Blaise. C’est pour cela que je ne t’ai jamais imposé Ugh. Je voulais que tu désires cet enfant.
-Je ne suis… Je n’étais pas sûr qu’il soit mon fils, avoua Blaise.
Chandra ne répondit rien, mais lui lança un regard si dur que Blaise eut l’impression de recevoir une flèche entre les yeux.
-Fort bien. Je n’ai plus rien à dire, sinon ceci : en revenant de chez Borges, Ugh m’a demandé si tu étais son père. Il ne l’avait jamais fait auparavant et j’estime que s’il a posé cette question maintenant, c’est parce qu’il peut entendre la réponse. Je lui ai répondu qu’il était né de ta semence et que c’était à vous deux de décider si cela faisait de toi son père.
-Mais tu viens de dire qu’il n’a pas besoin d’un père ! Ce n’est pas cohérent ! protesta Blaise, soudain paniqué de voir la situation exposée aussi clairement.
-Ahhh !
Blaise sentit tous ses poils se hérisser au cri sauvage de Chandra. Les yeux fermés, les poings serrés, la nourrice faisait un effort manifeste pour se contrôler. Se tournant vers lui, elle grinça :
-J’étais en colère, chéri… Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je SUIS en colère… Tu te pointes la gueule enfarinée, quatorze lunées plus tard, pour dégobiller tes concepts sur la paternité et tu voudrais que je pleure de joie au retour du père prodige ! Par la très patiente Déesse, il n’y a pas de cohérence lorsqu’on est en colère !
Ne sachant comment la calmer, Blaise prit le parti de hocher vigoureusement la tête. Chandra respira profondément et articula comme si elle parlait à un simple d’esprit :
-Tous les en-fants du mon-de et d’ail-leurs ont besoin d’un pè-re ! Même toi, aussi aveugle, aussi sourd, aussi égoïste, aussi…
Elle chercha le terme approprié tandis que Blaise rentrait la tête dans les épaules, se préparant au pire.
-… aussi rabougri que tu sois ! Et maintenant disparais de ma vue parce que je sens que ma patience est à bout !


Pauline Alphen, Les éveilleurs, p.166 à169, ed. Livre de poche.

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